En écartant toute forme de mimétisme ou de dévotion, la lecture de la ville dans ce qu’elle a de persistant apporte toujours la trame d’une histoire qu’il m’importe de raconter dans le processus du projet, avec chaque fois, cette même question : qu’attendent ces lieux ?
Où que l’on intervienne, nous sommes précédés d’une histoire et d’un paysage. Quelle que soit notre histoire, nous travaillons sur l’Histoire, ce que de nombreuses théories de la rupture nous enseignent à désapprendre afin que le chaos succède logiquement au chaos.
Travailler sur l’histoire et, plus modestement sur le patrimoine, c’est avant tout réfléchir à ce qu’est pour nous la modernité. Lorsqu’une architecture s’affirme dans son époque, elle permet de mesurer précisément la distance qui la sépare des précédentes. Elle peut tout aussi bien donner du sens à une cassure qu’un prolongement à une exception. Elle peut aussi introduire de la nostalgie dans l’usure et de l’ironie dans l’usage. La modernité nous donne l’illusion de pouvoir nous approprier la gloire d’un édifice en le désacralisant ou, bien au contraire, le banal en le sacralisant. Travailler sur le patrimoine, ou plus simplement sur l’existant, c’est surtout l’occasion de pratiquer une forme « d’à la fois » étranger à tous les dogmes inquiétants de la tabula rasa.
Frôler ce que l’on appelle le patrimoine « l’illusion de l’éternité » selon le mot de Pierre Nora, nous a imposé une discipline, c’est-à-dire un ensemble de règles, dont l’interprétation plasticienne devrait nous éloigner de réflexes arbitraires, trop souvent appliqués aux questions nouvelles auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés. Au-delà de l’Architecture, c’est aussi la possibilité d’apporter un point de vue sur les traces de la ville et sur la « non-fatalité » à devoir reproduire ce qui est à côté.
Plus que sur de simples objets architecturaux dont les périmètres et les besoins seraient bien définis, nous préférons travailler sur la complexité des situations et des paysages, urbains ou non, convaincus d’y trouver toujours, la dimension insolite capable de motiver notre curiosité. En portant au loin le regard, nous apprenons à nous méfier de l’actualité et de l’immédiateté de ses engouements, pour leur préférer, plus larges et plus ambitieuses, les dimensions poétiques et intemporelles des lieux.
Ce qui semble immobile est parfois le résultat d’une longue évolution qu’il nous appartient de poursuivre, conscients que la pratique d’architecte s’apparente plus à celle d’un jardinier qu’à celle d’un urbaniste. Nos lentes recherches pour faire écho aux lieux s’inspirent toujours et, sans aucune chronologie sélective, d’une mémoire d’architectures, qu’elles soient plus ou moins actuelles ou issues du passé. Il revient ainsi au temps de démêler l’intrigue pour savoir ce qui, de l’éphémère ou de la ruine, pourrait demain avoir du sens.
Aujourd’hui, ces préoccupations qui sont au cœur de notre travail, rejoignent celles d’un bon nombre d’élus -dont certains, de petites et moyennes cités- face au triste constat d’un délaissement lent et continu de leur centre-ville. Leurs périphéries, aujourd’hui triomphantes, pourraient être à leur tour menacées par les nouvelles formes de commerce qui exploitent le désintérêt croissant de leurs habitants à agir sur l’expression de leur ville. En effet, dans leur configuration traditionnelle, ces villes ne semblent plus répondre à leur désir de mutation.
La reconquête de ces centres est donc devenue pour tous une priorité citoyenne qui s’attache à l’affirmation et à la redéfinition de leur identité perdue. Guettés par la ruine ou l’abandon, ces lieux sont en attente d’imagination. L’avenir de ces villes ne saurait se satisfaire de la redondance cynique des vieilles recettes qui depuis plus de trente ans, reproductibles, banalisent les lieux, dans une esthétique pittoresque (l’illusion de la géographie) qui invite autant à la mélancolie qu’au désenchantement.
De façon symétrique, l’avenir de ces villes ne peut plus lier son destin aux architectures héroïques des grands objets autonomes, équipements magistraux perçus de façon anachronique comme autant d’immenses vaisseaux ingouvernables et ruineux. Ce sont désormais des architectures atypiques ou ordinaires mais souvent modestes qui, profitant et jouant de ce qui existe, participeront avec générosité et optimisme à une nécessaire requalification urbaine.
Qu’il faille exploiter le plus efficacement possible l’existant ou bien organiser leur prolongement, il ne s’agit plus de construire ou de reconstruire la ville mais plutôt de la maintenir dans ses valeurs durables, positives et sociales. « Du passé faisons table ouverte » : Poursuivre, adapter, voire réorganiser ses systèmes de protection jugés parfois désuets, favoriserait la réalisation de structures ou d’équipements inédits, inspirés d’un mode de fonctionnement et de gestion propre à répondre à de nouvelles demandes sociales autant qu’à un besoin de proximité.
À travers une expertise subtile sur l’imbrication entre le domaine bâti et l’espace public, les programmateurs devront s’interroger en priorité sur les formes à donner à ces nouveaux équipements susceptibles de relocaliser la culture et d’exprimer à petite échelle et sans ambiguïté l’attente des citoyens au droit légitime à la ville.
Le paradoxe, aujourd’hui, est que la ville historique comme la ville périphérique, celle des banlieues, semblent subir un sort identique : une forme de désintérêt et de désamour de la part de leurs habitants. Absentes l’une et l’autre de la redistribution des rôles traditionnels -culturels ou marchands- que l’on a désormais réservés aux seules métropoles, la question de leur attractivité, et donc de leur survie, se pose également en termes d’architecture.
Pour l’une comme pour l’autre, la recherche d’un programme et d’une esthétique urbaine dont les références se trouvent dans leur propre singularité, qu’elle soit ou non poétique , devient prioritaire. À l’extrême médiocrité des entrées de ville, fabricantes d’attractivités rationalisées, ne peuvent être opposées efficacement que des images contemporaines et singulières, en connivence avec un « déjà là » non fétichisé, qu’il s’agisse d’un édifice, d’un site ou bien d’un paysage.
En rentrant dans une relation pragmatique avec de nouveaux besoins (techniques, surfaces, confort, usage, consommation…), de quelle utilité les villes traditionnelles tirent-elles encore leur légitimité : de leur lustre formel, de leur permanence dans les choses essentielles ou bien simplement de leur capacité à dissimuler leur imperfection ?
Largement ouverts à des pratiques novatrices, au lien social et aux nouveaux usages de la vie ordinaire, les lieux de culture sont par principe désintéressés. En affichant une certaine exigence architecturale dans leur représentation, ils savent ainsi proposer une alternative au délaissement programmé. Ils nourrissent cet espoir de renaissance autant qu’ils nous consolent de la neutralité monotone de ces concepts urbains qui ne dialoguent qu’avec eux-mêmes. Lieux par essence publics, proches des sensibilités et des préoccupations d’aujourd’hui, ils renouent avec une certaine idée de l’urbanité citoyenne que les lieux purement marchands ont peu à peu écartée. En organisant une certaine imprévisibilité, ils sauront s’installer dans la durée pour garantir aux habitants un niveau d’échanges courtois dans un large contexte de mixité, qu’elle soit sociale ou générationnelle.
C’est cette opportunité de produire de l’extraordinaire dans le quotidien en renouant avec le bonheur d’être là, parce qu’attentif aux lieux, aux couleurs aux matières ou bien encore aux gens que la ville se régénère dans un construit mêlant les époques et les fonctions, le désordre et la rigueur, l’invisible et le remarquable.
L’urbanisme de la monoculture, celui du zonage et de la voirie, a peu à peu marginalisé la ville en la muséifiant. En laissant à l’habitant, mis à l’écart, la fatalité d’évoluer dans un univers de Playmobil, univers brutal résultant d’une somme de schémas directifs et cloisonnés, l’homme moderne s’est construit un paysage et un univers utilitariste fait « d’éparpillements », d’anecdotes, d’outrances et d’indigences, toutes en parfaite contradiction avec ses aspirations environnementales. En se dépouillant peu à peu de son regard critique et de son pouvoir d’attention aux choses singulières, il s’en remet à une logique de précarité et de réversibilité, voire d’idéologies éphémères qui désignent comme insupportable la ville traditionnelle jugée désormais trop anachronique bien qu’affichant de façon exemplaire un modèle de durabilité.
L’homme moderne, devenu connecté semble réclamer plus de vide que d’espace, c’est-à-dire plus de friches imaginaires que d’histoire à contempler. Il réclame de plus en plus de connexions et de moins en moins de proximités. Le centre n’est plus perçu comme le lieu vertueux de la rencontre et de la controverse mais comme l’espace contraint du pointage. L’affligeante banalité qui se cache derrière le masque du nouveau « à tout prix » a disqualifié la vraie modernité, celle de la valorisation de l’existant, celle qui redéfinit en permanence les codes et les hiérarchies pour repenser de façon continue le déjà là.
C’est cette modernité qui motive et explique en partie notre action sur le patrimoine. L’architecte Claude Parent prétendait que la modernité est ce qui ne perturbe pas l’existant. C’est aussi ce qui permet aux lieux, prêts à évoluer, de préserver leur dignité dans un échange utile et profitable à tous, d’un point de vue esthétique, économique et culturel et ce, dans une démarche concrètement durable et environnementale.